Le jour décline sur la forêt d'Abernethy. Cameron n’avait plus que quelques minutes pour jouir de cette antique forêt calédonienne. Les gardes forestiers seraient bientôt de nouveaux libres de venir interrompre ses activités.
Ce dernier bastion, d’une forêt de conifères qui couvrait autrefois une bonne partie de l’Ecosse et des Highland, était son terrain de chasse favori. Protégée par l’état, elle abritait de nombreuses proies intéressantes, comme le bec-croisé d'Écosse, l'Écureuil roux et le Cerf élaphe. Il avait dû user de toutes ses capacités d’élu pour convaincre un haut fonctionnaire de retenir les forestiers quelques heures par mois.
Pas le temps de traîner ! Une odeur sur la droite, Lyre bifurque. C'est par ici ! Cameron lui laisse mener les recherches, perdu dans ses pensées… Depuis quand sa vie était devenue aussi routinière ? Elle tournait autour de son travail d’instructeur militaire, des parties de chasses et des séances de sport. Il formait les soldats et les gardes du Fort de la Confrérie et, durant son temps libre, passait des heures dans les bois ou sur un terrain de rugby.
Lyre avait flairé son repas. C’était une vision étrange de voir cet animal démesuré rabattre ses oreilles, avancer avec prudence, plus proche du sol qu'auparavant et les muscles prêts à bondir. Cameron imaginait sans peine ce que devait ressentir l'animal traqué : une impression de danger, suffisamment consciente pour vous rendre nerveux, mais pas assez pour attirer votre attention. C'est un sentiment que vous reléguez en arrière-plan et que vous attribuez à la fatigue. Il avait lui-même était dans cette position lorsque Lyre c’était approché de lui.
*
Elle l’avait traqué pendant des années, tapis dans l'ombre. A l’époque, il était encore au lycée. Il avait toujours été un enfant turbulent, bagarreur et colérique mais, durant son adolescence, il l’avait été encore plus… Rempli d’une colère dévorante, il n’acceptait aucun ordre : ni de ses parents, ni des instituteurs, ni de ses amis.
A la maison, il était l’ainé d’une fratrie de 5 enfants. Ses parents, absents, n’étaient que des figurants dans la vie de la famille. Le matin, Cameron levait les plus jeunes et les habillaient si besoin, avant de les confier à l’aide-ménagère qui les accompagnaient à l’école. Il avait préparé des programmes pour chacun de ses frères et sœurs. Les activités sportives étaient obligatoires, le soutien scolaire, un besoin et la rigueur à la maison, une nécessité. Le soir, chacun prenait le temps d’aider aux corvées et à la préparation du diner… Si l’un d’entre eux montraient des signes de mauvaises volontés ou tentaient d’esquiver ses responsabilités, Cameron le rappelait à l’ordre… De manière plus ou moins pacifique, selon le niveau d’insolence.
Les parents de la famille Young ne rentraient que rarement et, en général, la journée finissait sur une scène de dispute entre Cameron – qui n’hésitait pas à exprimer son mécontentement de voir ces parents rentrés si peu – et son père, un musclé et grand partisan du châtiment corporel.
Au lycée, il était parmi le top 5 des meilleurs élèves. Ce qui ne l’empêchait pas d’être aussi le chef de l’équipe de rugby, l’organisateur de plusieurs évènements scolaires, le cauchemar des professeurs trop zélés et surtout, le tyran de service. Il n'était pas le plus apprécié ni le plus populaire, mais il était de notoriété publique qu'il était un ami loyal et prêt à défendre ses plus proches amis. En contrepartie, ces derniers n'hésitaient pas à protéger ces arrières, à le suivre et à l'aider dans ces activités... y compris celles qui consistaient à « mettre en boite » ceux qui déclenchaient sa colère : les fayots et les traitres.
Son temps libre était réservé au sport, aux études et à son plus fidèle ami : Joël Knight. Inséparable depuis le collège, ils avaient passé leurs enfances à jouer des tours aux professeurs, à papoter en cours et à rêvasser. Joël était désinvolte et souvent désabusé. Il portait continuellement un air désintéressé et agacé, un comportement qui avait le don d'irriter même les amis de Cameron. Il déclenchait régulièrement des bagarres et son esprit combatif le rendait difficile à arrêter.
Pourtant, Cameron était plus proche de Joël que de n'importe qui. Il le considérait comme un frère du même âge avec lequel il pouvait faire les 400 coups, la personne pour laquelle il n'avait aucun secret. Combien de fois avait-il été puni ensemble ? Si l'un allait en colle, l'autre l'y rejoignait quelques minutes plus tard. Combien de fois l'avait-il protégé d'une autre brute ? Cependant, « Joël manquait de quelques choses ». Voici comment Cameron avait choisi de nommer le désintérêt chronique de son ami. Comment pouvait-il l'aider ? Il lui donnait des astuces pour emballer des filles, il l'impliquait dans toutes ces activités, même les plus... répréhensibles, etc.. Peut-être arriverait-il à le faire changer ?
Durant toute cette période, notre protagoniste éprouvait une angoisse de fond, une envie fugace de partir à toute jambe. Dans les moments où cette impression était la plus consciente, il discernait une ombre du coin de l'oeil. Dès qu'il tentait de se concentrer sur cette dernière, elle disparaissait et l'impression s'estompait. Cette présence était continuellement présente et elle finit par devenir banale, voire parfois rassurante.
Vers la fin du lycée, il lui arrivait de percevoir des sensations étranges, des signes plus ou moins (in)traduisibles. Par exemple lorsque Joël prétexta une maladie imaginaire pour l'abandonner avant un match amical. « Il a peur de l'équipe d'en face, le pétochard ! » pensa Cameron, mais l'obscurité s'était approchée de lui. Il ne tenta pas de se concentrer sur la sensation et la laissa s'installer à la frontière de sa conscience. Elle lui avait soufflé un « son » sans traduction, mais que Cameron interpréta comme « menteur »...
La seconde fois où Cameron pu traduire ces sombres sensations, ce fut lors de ses 21 ans. Il était entré à l'armée, d'une part, pour suivre Joël et, d'autre part, sur les conseils de son oncle. Ce dernier lui avait tout expliqué sur cette présence qui s'approchait furtivement de lui. Comme lui, il avait été choisi par la panthère pour être son « potentiel » (contrairement à son propre père). Cependant, pour devenir son « élu » il devait atteindre un certain stade de maturité et de rigueur. Il devait parvenir à accepter les ordres pour mieux contredire, à fléchir pour mieux se redresser, à endiguer ses colères pour mieux mordre, à tapir ses sentiments pour mieux bondir, à retenir son bras pour frapper plus fort et à ignorer pour protéger.
Ce jour-là, son équipe avait fini son entrainement plus tôt. Les soldats encore peu discipliné avaient causé pas mal de grabuge et de souci à leurs instructeurs. Cameron c'était imposé comme l'une des meilleures recrues. Sportif et intelligent, il n'avait eu aucune difficulté à retrouver une position de leader malgré la présence... d'une population plus difficile qu'au lycée. Il n'eut pas le temps d'attraper son manuel de stratégie que ses camarades de chambre s'étaient déjà précipités dans le couloir, au son d'une bagarre qui commence.
« Je t'attend », le grognement n'avait pas fait sursauter Cameron. Il sentait un regard inquisiteur, mais bienveillant. L'ombre de la panthère était proche. Elle le défie et le toise dans l'obscurité. Il ne connaissait pas la raison de cette agitation mais c'était à lui d'agir. Se retrouvant dans le couloir, il entendit des insultes, le bruit d'un corps qui tombe et que l'on vient frapper à coup de pied.
Ce fut à cet instant où il vit un Joël au sol, tremblant, ne se protégeant que difficilement le visage, du sang et des larmes coulant sur ses joues et ses lèvres, des sanglots étouffés tentaient de se faire entendre... Avant de pourvoir réfléchir, Cameron c'était jeté sur le premier bras qu'il avait pu attraper. Réflexe ! Il faillait les arrêter ! Immédiatement ! Combien de fois avait-il mis un terme à une bagarre entre Joël et des brutes énervées par son air désinvolte ? Mais ici la situation était différente : La chaîne de commandement, que formait les alliances qu'ils avaient passées, n'étaient pas suffisamment fiable. Les attaquants étaient plus grands, plus revêches, plus tordus.
Des têtes haineuses se tourneraient vers lui. Les visages étaient déformés par des rictus de dégoût ou des sourires en coin. Ses partisans furent les premiers à détourner le regard. Les plus fidèles commençait déjà à regagner leurs chambres... pour eux, ils ne valaient mieux ne pas être là quand Cameron deviendrait violent, mais... ils n'étaient pas encore suffisamment proche pour l'aider à prendre la défense d'un mec soupçonné d'être une erreur de la nature.
Cameron senti un frisson le parcourir, la panthère était là. Son aura avait pénétré son corps et, comme une coupe trop pleine, débordait de son être. Ses muscles durcirent encore un peu plus, prêt à sauter à la gorge de ses adversaires. « Tirez vous ! », ce n'était pas des mots, mais un grondement sorti de sa propre gorge. Les regards se firent plus fuyant, les bras tombèrent et le calme repris possession du couloir. Cameron révélait une partie de lui qu'il avait caché à ses camarades... ses yeux appelés à la sauvagerie et aux meurtres. Son grognement était une menace et la promesse d'une mise à mort sans pitié. Les derniers résistants partir la queue entre les pattes, après avoir pesté contre cette interruption.
Problème suivant. Joël tentait de se relever... Fallait-il choisir de parler de son homosexualité ? Cameron n'était pas à l'aise. Il était partagé entre l'amer sentiment d'avoir était trahi et une impression d'avoir toujours sus. Il croisa les bras en signe de rébellion. Il ne pouvait pas le réconforter ni l'aider à se relever. Il serait peut-être confronté a bien pire plus tard. « Endurcie-toi » pensa-t-il. Il soupira et pivota le visage de son ami pour regarder son arcade et son nez ensanglantés. « Aller tu vas t'en remettre, princesse » dit-il en tournant les talons. Toujours en direction de sa chambre, sans se retourner, il ajouta « T'as une dette envers moi. Tâches de pas l'oublier. ».
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Un grondement le fit revenir à la réalité. Lyre était en train de le réprimander. Perdu dans les circonvolutions de ses pensées, il en avait oublié de camoufler sa présence. Il avait marché sur la mauvaise brindille et avait alerté la proie. Elle le regardait d'un air réprobateur et plein de promesse. Cameron n'avait aucun mal à traduire : « Si tu fais fuir mon repas, je mangerai le chihuahua de la voisine ».
Il concentra son attention sur la chasse, rythma sa respiration sur celle de Lyre et lui emboîta le pas. Il percevait clairement la présence d'un animal, un oiseau pour être précis. Lyre était maintenant quasiment collé contre le sol, les pattes arrières fléchit, le museau en l'air, les griffes sorties, les oreilles rabattus, le vent dans le sens contraire de celui de la proie pour camoufler son odeur, elle testa une dernière fois ses appuis ... Elle bondit, la gueule ouverte ! En retombant, un oiseau mort était coincé entre ses énormes canines. Elle resserra sa prise, la carcasse émis un bruit glauque et du sang gicla sur la fourrure blanche du fauve. Du sang... Cameron replongea dans ses souvenirs.
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Il était finalement retourné voir son ami, juste avant le lever du soleil et le passage matinal du sergent. Il voulait que Joël paye sa dette maintenant ! Il voulait tout savoir, tout connaître. Pourquoi Joël n'avait-il rien raconté ? N'était-il pas des confidents, des amis, des frères ? « Traitre », voilà les mots que Cameron répétait mentalement. Avait-il rencontré des hommes durant le lycée ? Cameron eut la nausée. Il ne connaissait rien de la vraie vie de Joël. Est-il son Joël ou un acteur jouant le rôle de son meilleur ami ?
Il avait cru entendre un chien pleurer et était entré sans frapper. Il avait trouvé une mare de sang entourant un corps inerte. Le choc fut bref, il attrapa le couteau qui gisait au sol et le planta dans sa propre jambe. Il hurla la quasi-totalité de l'air se trouvant dans ses poumons. Cela suffit pour faire sortir un sergent à moitié préparé et catastrophé. La suite était prévisible : L'arrivée de l'ambulance, les demandes d'explication et les réprimandes. Pourquoi c'était-il blessé ? Sa réponse : un hurlement de douleur est plus efficace qu'un appel à l'aide. Ce qu'il ne dit pas, c'est qu'il avais douté de sa capacité à appeler du secours... sans éclater en sanglots.
Il avait passé la journée et la nuit qui suivie à l'hôpital, expliquant la situation aux psychiatres, aux infirmières, aux médecins, ainsi qu'aux parents de Joël... le mot parents n'étaient pas le bon : « des géniteurs ». Une mère effacée et un père apathique après qu'il est appris les circonstances. Cameron et certains camarades de lycée avaient donné leurs sangs pour aider les médecins, il avait fallu attendre plusieurs heures d'analyse avant de pouvoir le transfuser.
L'ombre de la panthère était toujours en lui, il la sentait partout, dans chacun de ses muscles et percevait des émotions intraduisibles. Le monde n'avait plus la même couleur, plus lumineux, plus sombre, plus contrasté. Lyre - le nom de la panthère des neiges - était dans l'un des parcs de l'hôpital sous sa forme la plus juvénile. Elle ne parlait que très peu, elle utilisait les impressions, le subtil et le furtif. Elle lui avait transmis la tristesse qui accompagnait la mort physique de son oncle, mais la joie de retrouver son énergie libérée de sa forme organique.
Le lendemain, Joël se réveilla. « Ton ami m'a tout expliqué, Joel. » furent les premiers mots de son père. « Tu aurais dû m'en parler, t'es mon fils, je suis là pour ça »... Cameron tiqua, le procréateur ne voulait pas perdre son investissement sur le futur. Il mentait ! « Je suis désolé... » sanglota Joël.
Ils furent vite seuls. Cameron, détestait ça, voir son ami si... triste. Que serait-il devenu sans lui ? A qui aurait-il pu raconter ses histoires ? Avec qui aurait-il fait... Cameron se heurta à une problématique : Quelles places auraient leurs amitiés dans leurs vies d'adulte ? Ils se seraient séparés et retrouvés 1 fois par an, autour d'un verre ? Ou pour leurs mariages ? Il chassa cette idée et tenta de détendre l'atmosphère en lui pinçant les joues : « Il a oublié de faire un câlin à sa petite princesse, le Joel Senior. ».
« Lâche moi, sale con. ». La réaction de Joël avait été violente. La tête de Cameron raisonnait encore quand l'infirmière l'avait foutu à la porte. Son ami lui avait donné un coup de tête sans précédent ! Cela ne l'empêcha pas d'éclater de rire dans le couloir de l'hôpital « Bah ! Voilà que la princesse se rebelle ! ». Il ajouta un « ptit con ! » en tentant de retenir le sang qui coulait de son nez.
Après cet évènement, Cameron avait longtemps attendu le retour de son ami, mais il n'était jamais revenu, ni vers lui, ni à l'armé. Il avait simplement disparu de la circulation.
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Cameron soupira, Lyre avait terminé de dépiauter la carcasse de l'animal et la lumière du soleil avait pratiquement laissé la place à celle de la nuit. « Tu laisseras le chien de madame Wu tranquille ce soir » pensa-t-il en se souvenant du chihuahua qui s'excite à chaque fois qu'il passe devant l'appartement de sa voisine. Lyre leva sa grosse tête vers son élu, du sang dégoulinant le long de ses babines. « Tu as raison, ce soir on mange du loup ! ».
Cameron explosa de rire avant de se laisser tomber sur le sol meuble de la forêt. Il avait retrouvé l'odeur et la présence de Joël sur le sol écossais, il comptait le traqué et lui faire regretter de l'avoir trahi et abandonné.