Ce n’est pas la première fois qu’elle rêve d’un cheval, mais c’est la première fois que c’est aussi détaillé, et c’est surtout la première fois où elle s’en souvient aussi bien. Evidemment, hormis l’habituel cauchemar d’arriver nue à l’école, ses rêves sont plutôt bien remplis d’animaux et autres créatures imaginaires plutôt sympathiques. Pourtant ce cheval a quelque chose de fascinant, de différent, et même malgré son jeune âge elle est capable de s’en apercevoir. Dans le rêve, il ne l’approche jamais, mais il l’observe, généralement du haut d’une colline. Il a la crinière au vent et il a l’air presque divin — c’est stupide, bien sûr, mais son jeune esprit se demande parfois au réveil si Dieu est capable de se manifester sous une forme animale. Elle n’en parle qu’une seule fois à ses parents, et ils sont amusés, mais ne lui apportent pas de réponse. Alors, elle arrête d’en parler, et pendant un temps, les rêves cessent.
Lorsque cela reprend, elle doit avoir un an de plus, et les apparitions sont plus fréquentes. L’étalon vient plus près, mais ne fait toujours rien de plus que l’observer. Elle n’essaie pas de s’approcher — elle a assez écouté son père et elle sait que les chevaux sauvages font ce qu’ils veulent, et elle ne doute pas que ça s’applique même à ses rêves. Mais il y a cette partie d’elle qui souhaite l’apprivoiser quand même. Lorsqu’elle se réveille, les impressions restent, et surtout celle d’être observée. Ca ne l’inquiète pas plus que cela. Plus tard, elle commence à voir l’étalon gris à la lisière des arbres de leur ranch, et elle se demande plus d’une fois si elle n’est pas endormie. Ca n’aide pas qu’elle semble être la seule à le voir, et elle est incapable de dire s’il est un fragment de son imagination — comme préfèrent conclure ses parents un peu inquiets — ou simplement trop timide pour se présenter à d’autres personnes. Alors, jour après jour, elle dépose une pomme sur la clôture la plus proche de la forêt qui entoure leur ranch, et elle observe de loin lorsque l’étalon vient la grignoter. Jour après jour, elle s’approche, et l’animal, bien que clairement plus sur ses gardes qu’avant, la laisse faire.
Jusqu’au jour où il reste après avoir mangé sa pomme. Sans savoir pourquoi, elle devine ce qu’il attend d’elle. D’un pas lent, elle s’approche de l’étalon, et elle s’arrête à quelques pas de lui, alors qu’il commence à reculer. Il pivote et retourne dans la forêt, jetant assez de regards vers Cordelia pour qu’elle comprenne qu’il veut qu’elle le suive. Elle hésite à la lisière, un œil vers le ranch et une pensée pour ses parents qui lui ont interdit à de nombreuses reprises de pénétrer dans les bois, avant de finalement suivre l’animal. Elle ne sait pas où il l’emmène mais il reste proche d’elle, juste assez devant pour la guider, et elle ne peut s’empêcher de penser qu’il est également près à la protéger. Après quelques longues minutes, ils débouchent dans une clairière dont elle ne connaissait même pas l’existence, et il s’allonge au milieu, se laissant tomber sur le sol avec à peine plus de grâce qu’un cheval normal. Sans un mot, elle comprend qu’il l’invite à faire de même et elle s’assoit près de lui, presque assez proche pour le toucher, sans pour autant oser le faire.
« I can’t stay long, Daddy’s gonna get worried. » Le cheval lui répond avec un bruit, et elle glousse, s’osant à tendre une main vers son encolure. Il regarde avec un œil attentif mais il ne bouge pas.
« Ya a strange horse, ain’t ya. » Elle connecte ses doigts avec sa fourrure et elle caresse un instant les poils chauds, un sourire aux lèvres. Lorsqu’il la regarde, cette fois-ci, elle fixe son regard dans le sien. Aujourd’hui encore, elle serait bien incapable d’expliquer ce qu’elle a ressenti à ce moment-là.
« My chosen. » La voix résonne dans sa tête, et elle sait sans aucun doute que c’est le cheval qui lui a parlé. Ses yeux s’écarquillent un peu mais la vérité est claire dans son cœur. Elle n’est pas certaine de tout comprendre, mais elle ne peut s’empêcher de sourire, glissant à genoux pour venir s’installer contre le ventre du cheval, profitant de sa chaleur.
« D’ya have a name ? Can I give ya one ? » L’anima vient poser sa tête contre sa cuisse et elle lui caresse le bout du nez avec sourire, regardant un instant la pupille intelligente du mammifère.
« All right, how ‘bout Cornflake ? » Il écarte sa tête alors et elle se redresse, suivant son regard.
« Don’t gimme that look, ya said I could. Cornflake it is. » Il repose sa tête au sol, résigné, et elle enserre son encolure un instant, avant de se relever. Un sourire éclaire son visage, laissant entrevoir deux fossettes sur ses joues.
« I gotta go. Walk me back ? » L’animal relève la tête, reniflant l’air un instant.
« Climb up. » Répond-il finalement, et elle secoue la tête.
« Nuh-uh, Daddy says I can’t ride a grown horse yet. » Cornflake lui lance un regard mais ne répond rien, se relevant finalement. Il la raccompagne jusqu’à la lisière de la forêt, et sous son regard émerveillé, morphe jusqu’à devenir un poulain.
« That’s so cool. Come on ! I’mma show ya the ranch ! » Elle commence à courir vers les bâtiments, l’anima à sa suite, jusqu’à ce qu’un homme sorte de la bâtisse. Il contemple les deux avec un air abasourdi, et Cordelia s’arrête à quelques pas de lui, une main sur l’encolure de Cornflake.
« Daddy ! Look who I found ! He was lost by the woods. » Le mensonge vient facilement, l’enfant conscient malgré son âge qu’il faut garder le secret, et elle sourit alors que son père écarquille les yeux.
« Can we keep him ? Please ? He’s all alone. » Et l’homme ne peut rien faire de plus qu’hocher la tête.
***
« Again with that goddamn horse ! » Elle ne peut s’empêcher de soupirer, se tournant pour jeter un œil à son mari, qui se tient sur le perron de leur maison. Une main encore posée sur la tête de Flakes, elle pivote pour faire face à l’homme qui s’approche, et elle n’a pas besoin de sentir son haleine pour savoir qu’il a encore bu.
« I’m not sure what ya think I’m supposed to do, Matt ; he’s my horse. » L’anima fait un pas en arrière, l’œil attentif posé sur l’homme qui approche, et Cordelia s’adosse à la barrière de son enclos, croisant les bras contre son ventre.
« I told ya to sell it, so sell it ! » Il titube presque et maintenant qu’il est proche elle peut voir la bouteille qu’il tient à la main. Elle fronce les sourcils, sur ses gardes, et elle sent Flakes contre son épaule. Ca ne serait pas la première fois que Matt se montre un peu trop ‘intense’, après tout.
« I ain’t sellin’ him, and ya ain’t the boss of me. » Elle est surprise lorsqu’il parvient à attraper son poignet avec autant de vivacité, et elle grimace alors qu’il la force à s’écarter de Flakes, sa taille un clair désavantage face à la masse musculaire de son mari.
« Shit, let go Matt, ya’re hurtin’ me ! » L’anima s’agite derrière elle mais elle réussit à repousser l’homme ivre avant qu’il ne fasse trop de dégâts, et elle s’écarte, pressant son poignet blessé contre sa poitrine alors que Matt trébuche et tombe au sol.
« I’ll do more than hurt ya, ya goddamn whore ! I am your husband and ya’ll do as I say ! » Pour la première fois depuis longtemps, elle est effrayée. Matt a toujours été sanguin mais c’était généralement porté sur le mobilier autour d’eux, et rarement sur elle. Flakes ne l’a jamais aimé d’ailleurs, et elle commence à sincèrement regretter de ne pas l’avoir écouté, il y a presque sept ans, alors qu’il lui avait dit qu’épouser le garçon était une mauvaise idée. Mais elle avait été sous le charme, et bien loin d’imaginer que viendrait le jour où il pourrait être jaloux d’un cheval. Alors, en voyant la lueur dans les yeux de son mari, elle se rend soudainement compte qu’il est capable de la tuer. Elle fait un pas en arrière sous le choc de cette réalité et l’homme la regarde avec un rictus effrayant, alors qu’il peine à se relever.
« He doesn’t control you. » Flakes est rarement bavard, préférant communiquer des émotions plutôt que d’utiliser la langue humaine, alors elle se tourne sous la surprise. Il a toujours l’œil sur Matt, le corps tendu, mais elle sent que la majorité de son attention est concentrée sur elle.
« I am the Stallion. Our authority is unchallenged. » Elle ne comprend pas exactement ce qu’il lui dit, mais elle sent Matt debout derrière elle, alors elle rompt leur contact.
« Ya good for nothin’ piece of shit. » Il a encore la bouteille entre les doigts et il en prend une longue gorgée, peu inquiété par son manque global d’équilibre. A dire vrai, elle ne sait même pas s’il la voit.
« I’m leavin’. We’re done. This ain’t workin’, and ya need help Matt. » L’homme se fige, les traits déformés par la colère, et une courte seconde passe avant qu’il ne lance la bouteille encore pleine vers Cordelia. Elle l’esquive de justesse, la bouteille se brisant avec force contre la barrière, et derrière elle Flakes se cabre sous la peur, le hennissement faisant reculer de quelques pas son mari.
« Stop Matt, that’s enough. » Et c’est peut-être à cause de la présence de Flakes dans sa tête, mais l’autorité est claire dans ses mots et son mari se calme, au moins pendant une seconde. Juste assez pour hésiter.
« He’s not worthy, Delia. » Vient le murmure dans son crâne, et elle hoche la tête distraitement.
« Go to bed Matt. My lawyer will call ya. » A ces mots il semble paniquer, et il se rapproche d’elle en titubant, fronçant les sourcils lorsqu’elle s’écarte.
« Wait, Delia, I’m sorry. » Elle le contourne et derrière elle Flakes passe au-dessus de la barrière, effrayant son mari qui trébuche et retombe au sol.
« Don’t, Matt. We’re done. » L’orage gronde au-dessus d’eux et elle se dépêche vers la maison, Flakes sur les talons. Il reste sur le perron, l’imposante figure bien efficace pour garder Matt aussi loin que possible alors qu’elle fait ses sacs rapidement, prenant l’essentiel, et dans un élan de vanité, ses deux grammys. Elle charge le pick-up au pas de course, jetant les sacs sur les sièges arrière, ainsi que les guitares, ne souhaitant pas risquer de voir ses précieux instruments détruits par la rage pathétique de son mari. Lorsqu’elle ressort de la maison pour la troisième fois, il est à quelques pas du porche, les yeux remplis de larmes.
« Delia, ya ain’t bein’ reasonable. » Il pleure et elle ne peut retenir une grimace, chargeant le dernier de ses affaires dans le véhicule. Difficile de partir aussi vite qu’elle le souhaite lorsqu’il lui reste encore à atteler le van.
« I’m not changin’ my mind, Matt. This is long overdue. » Elle peut voir la rage revenir dans ses yeux et elle s’écarte, Flakes suivant son mouvement.
« It’s because of that goddamn horse ! » Elle ne peut s’empêcher de rire alors, et elle secoue la tête, l’expression triste.
« Nah, it’s ‘cause of ya. » Elle tourne les talons, grimpant dans le pick-up pour le conduire jusqu’à la grange. Il ne lui faut que quelques longues minutes pour atteler le van, et encore moins de temps pour convaincre Flakes de monter à l’intérieur. Lorsqu’enfin elle quitte la grange, le ciel semble s’ouvrir en deux, et la pluie qui se déverse soudainement la fait sourire.
I felt that comin’ ! Projette-elle vers Flakes, et elle sent son amusement en retour.
***
« Why d’ya choose me ? » Demande-t-elle distraitement, les yeux rivés sur la partition qu’elle tient entre les mains. Ils sont au milieu d’un champ, et elle peut entendre le ciel gronder au-dessus d’eux, sans que ça l’inquiète particulièrement. C’est une question qu’elle lui a souvent posée, et comme toujours, il ne lui répond pas. Il la regarde d’un œil intéressé, allongé sur ses membres, et elle relève la tête juste assez longtemps pour lui rendre son regard, un sourcil haussé.
« I mean, I’m a far cry from the Natives ya usually choose, ain’t I ? » Elle détourne le regard à nouveau, gribouillant une note pour en écrire une autre juste après, la lèvre mordue de concentration. Il ne répond rien, reposant sa tête contre le sol. Elle soupire, et se rallonge contre son ventre, posant son carnet sur sa poitrine et regardant les nuages s’accumuler au-dessus d’eux un instant.
« I can’t believe I let ya talk me into stayin’ in this place. » Elle inspire l’air un long moment et se redresse, observant les champs de verdure qui s’étirent autour d’eux.
« I hope the grass tastes better. » Son ton est un peu sarcastique mais elle l’adoucit avec un sourire, et Flakes lui répond en soufflant bruyamment avec ses naseaux.
« Right, well, we better get goin’, don’t wanna be late. » Il se redresse juste assez pour qu’elle puisse se glisser sur son dos, et alors qu’il se relève, elle remet son carnet dans son sac à dos. Elle tapote son encolure un instant et il se met en marche, accélérant alors qu’il prend de l’assurance, et elle s’accroche à ses crins d’une main sûre, la posture détendue alors qu’elle se laisse porter par l’anima.
« Is it ‘cause I grew up with horses ? » Il ne dit rien mais elle sent son amusement, et elle resserre ses talons contre son ventre en vengeance, riant alors qu’il accélère à nouveau jusqu’à un galop, juste assez vite pour qu’elle ne puisse parler sans que cela soit désagréable. Il ne leur faut qu’une dizaine de minutes pour rejoindre la ferme qu’elle loue depuis qu’elle a posé ses valises en Ecosse, quelques mois plus tôt, et elle sourit en voyant les bâtiments. Elle ne sait pas combien de temps elle compte rester ; peut-être juste assez longtemps pour débloquer la panne créative qui dure depuis son divorce. Il ralentit juste avant la grange avant de s’y arrêter complètement, et elle bondit au sol, venant enserrer l’encolure de l’anima entre ses bras, et déposant un baiser contre ses poils.
« Thanks for the ride, I’mma get ready. Ya eat. » Elle n’a pas fini de lui dire qu’il a la tête à moitié dans le fourrage et elle part en riant vers la maison, observant le ciel d’un œil attentif.
C’est la voiture qui arrive dans l’allée qui la fait sortir de chez elle, guitare sous le bras, et elle ajuste un instant son chapeau avant de fermer la porte derrière elle. Elle frissonne dans son manteau, toujours pas habituée à la température polaire de ce pays, mais elle salue d’un geste de main l’assistant du Millport Country Festival qui a eu la décence de venir la chercher jusque-là.
« Hello there ! » Elle sourit en retour et se glisse jusqu’à lui, déposant l’étui dans le coffre de sa voiture.
« Ready to go ? » Lui demande-t-il, et elle plisse les yeux un instant, encore moins habituée à l’accent qu’elle ne l’est à la température.
« Yeah, just gimme a sec. » Il hoche la tête et elle retourne dans la grange, juste à temps pour voir Flake reprendre une bouchée de foin.
« I think I know why ya chose me. » Il la regarde avec un lueur dans l’œil mais ne répond rien, et elle s’approche de lui, attendant qu’il ait fini de mâcher pour presser son front contre le sien, les mains à plat contre ses joues.
« All right, be good. » Elle essuie son œil distraitement et réarrange son chapeau une nouvelle fois. Elle quitte la grange avec un dernier regard, la tête pleine de tendresse. Elle est encore distraite lorsqu’elle rentre dans la voiture, et elle ne capte le regard de son chauffeur dans le rétroviseur qu’au bout de quelques minutes.
« Do you think it’s going to rain ? » Elle se rappelle des britanniques et de leur plaisir à parler du temps, et elle ne retient pas un sourire, regardant le ciel à travers la fenêtre.
« Not tonight, no. » - Traductions:
- Je ne peux pas rester longtemps, Papa va s’inquiéter.
- T’es un cheval bizarre toi.
- Mon Élue.
- T’as un nom ? Je peux t’en donner un ?
- Okay, qu’est-ce que tu penses de Cornflake ?
- Me regarde pas comme ça, t’as dit que je pouvais.
- Je dois y aller. Tu me ramènes ?
- Monte.
- Non, Papa a dit que j’étais trop petite pour monter sur un cheval.
- C’est trop cool ! Dépêche-toi, je vais te montrer le ranch !
- Papa ! Regarde qui j’ai trouvé ! Il était perdu près du bois.
- On peut le garder ? Il est tout seul.
***
- Encore avec ce putain de cheval ?
- Qu’est-ce que tu veux que je fasse, Matt, c’est mon cheval.
- Je t’ai dit de le vendre, alors vends-le !
- Je ne le vendrai pas et tu ne me dis pas quoi faire.
- Merde, lâche-moi Matt, tu me fais mal !
- J’vais faire pire que te faire mal, sale pute ! Je suis ton mari et tu fais ce que je te dis.
- Il ne te contrôle pas.
- Je suis l’Étalon. Notre autorité n’est pas contestable.
- Espèce de bonne à rien.
- Je pars. C’est fini. Ca ne marche pas, et t’as besoin d’aide Matt.
- Arrête Matt, ça suffit.
- Il ne te mérite pas, Delia.
- Va dormir Matt. Mon avocat t’appellera.
- Attends, Delia, j’suis désolée.
- Arrête Matt, c’est fini.
- Delia, t’es pas raisonnable.
- Je ne vais pas changer d’avis Matt. C’est fini depuis longtemps.
- C’est à cause de ce putain de cheval !
- Non, c’est à cause de toi.
-
Je l’ai sentie arriver !***
- Pourquoi tu m’as choisie ?
- J’veux dire, je suis bien loin des Natifs que tu choisis généralement.
- J’en reviens pas de t’avoir laissé me persuader de rester ici.
- J’espère que l’herbe a meilleur goût.
- Ok, bon, il faut qu’on y aille sinon je vais être en retard.
- Est-ce que c’est parce que j’ai grandi avec des chevaux ?
- Merci, faut que j’aille me préparer. T’as qu’à manger.
- Bonjour !
- Prête à y aller ?
- Ouais, donnez-moi une seconde.
- Je pense savoir pourquoi tu m’as choisie.
- Bien, sois sage.
- Vous pensez qu’il va pleuvoir ?
- Pas ce soir, non.